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Les médecins du siècle des Lumières ont tant critiqué les savoirs féminins en matière de santé qu'une image très négative nous est parvenue : fruits de croyances ancestrales, de gestes superstitieux et nocifs, ils s'opposeraient aux savoirs rationnels et savants, essentiellement masculins. Or, la lecture attentive d'écrits du for privé (correspondances, livres de raison, journaux intimes et mémoires, mais aussi recueils de recettes médicinales), révèle à la fois les modalités d'apprentissage, de transmission et d'appropriation des savoirs. Ces sources limitent bien sûr l'investigation aux femmes aisées, maîtrisant l'écriture. Elles ont toutefois pour originalité de rapporter l'expérience de femmes en contact permanent avec le monde médical savant : elles font appel aux chirurgiens et médecins les plus renommés - parfois membres de leurs réseaux de sociabilité - pour se soigner, et ce sont à elles que sont adressés les multiples ouvrages de vulgarisation concernant les soins infantiles, la maternité, ou les soins élémentaires du corps. Les médecins les considèrent, en effet, comme de potentielles auxiliaires de la médicalisation, à même de diffuser les nouvelles pratiques de santé, grâce à leur rôle de dames charitables notamment. Placées au cœur de la médiation et instituées responsables de la conduite de la santé domestique, elles ne sont pas pour autant les marionnettes des autorités médicales. De nombreuses questions mériteraient d'être abordées, on se propose d'évoquer l'une d'elles, celle de l'appropriation des savoirs, à travers deux situations : la composition d'un recueil de recettes médicinales (construction des connaissances) et les utilisations stratégiques de ces savoirs (en tant que pouvoirs d'action et de représentation).
L'étude de la composition et de la construction des compilations de recettes médicinales interroge la dynamique des médiations (origine profane ou savante, féminine ou masculine...) et la circulation des savoirs (culture orale ou écrite, usages de l'imprimé et des papiers publicitaires, détournement des ordonnances médicales...). Les choix opérés par les compilatrices témoignent à la fois des pathologies du quotidien, des maladies spécifiques à la parenté et des préoccupations personnelles de ces femmes ; ils mettent en lumière leur démarche autonome d'acquisition et de sélection des connaissances. Par ailleurs, ces savoirs sont « en mouvement » dans le sens où les remèdes sont expérimentés, puis souvent modifiés pour consigner la bonne posologie et le mode d'administration le plus efficace. Loin d'être le fruit d'une copie fidèle des recettes proposées par les différents ouvrages de médecine, les collections féminines sont le réceptacle de leurs propres expériences et connaissances. Le syncrétisme des savoirs prévaut, repoussant l'image réductrice et péjorative des « remèdes de bonnes femmes » associés aux savoirs féminins. Sources sollicitées : livre de la baronne de Montricher (Pays de Vaud, fin XVIIe, livre de recettes de Mlle de Clérissy (France, 1730), recueil de recettes de Catherine Charrière (Pays de Vaud, moitié XVIIIe-début XIXe)
La question de l'appropriation des savoirs pose aussi celle de leur utilisation. Les connaissances sont autant de pouvoirs mobilisables par les malades et leur entourage pour agir sur le corps, le soigner et le contrôler. Certains savoirs sont également détournés, ou plus précisément, sont utilisés par les femmes pour se ménager des espaces de liberté particuliers. Ainsi certaines théories médicales particulièrement contraignantes et culpabilisantes, telle l'influence de l'imagination des mères sur le fœtus, peuvent-elles en définitive servir de prétexte aux femmes désirant vivre selon leur volonté durant les quelques mois de la grossesse. La correspondance de Suzanne de Jaucourt (noblesse parisienne, XVIIIe) évoque cette thématique : mère de plusieurs enfants, elle contredit, accompagnée des femmes de son entourage, les médecins opposés à cette théorie, afin de préserver ses marges de manœuvre. Sans forcément croire à l'influence de l'imagination, ces femmes tentent de maintenir ce « préjugé » pour conserver les prérogatives qu'elle leur confère.
Ces deux axes démontrent l'importance des écrits personnels pour appréhender la médicalisation et l'évolution des savoirs de santé au regard des profanes et de l'intérêt – en terme de pouvoirs sur soi et sur le corps – qu'elles ont à soutenir telle ou telle théorie. Ils renouvellent également la vision des connaissances profanes, et plus particulièrement féminins : l'histoire « par le bas » invite à se départir des sources médicales donnant une image faussée de leurs connaissances et pratiques. La démarche adoptée est résolument micro-historique ; l'étude de quelques femmes et le croisement de leurs écrits (recueil de recette et correspondance par ex.) permettent de comprendre leur démarche d'acquisition des savoirs ainsi que leurs enjeux.
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