Friday 7
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Cristiana Oghina-Pavie (Cerhio, Université d’Angers)
› 11:00 - 11:30 (30min)
› E 18
L'épreuve des ancres dans la France du XVIIIe siècle : Le triomphe des praticiens contre la « sphère savante » ?
Sylvain Laubé  1, *@  , Arnaud Orain  2@  
1 : Centre François Viète : épistémologie, histoire des sciences et des techniques  -  Website
Université de Bretagne Occidentale (UBO)
Faculté des Sciences et des Techniques 2 rue de la Houssinière BP 92208 44322 NANTES Cedex 3 -  France
2 : Laboratoire d'Économie Dionysien, Université Paris VIII
Université Paris VIII Vincennes-Saint Denis
* : Corresponding author

Comme l'a fait remarquer E.T. Layton,[1] c'est à la suite de la « Scholar and Craftsmen controversy » des années 1940-50 que se développe l'idée canonique selon laquelle la technologie serait une application de la recherche fondamentale. Cette posture présuppose une antériorité logique et chronologique de la science sur la technique. Cette idée a été largement critiquée[2] : la technologie ne peut se réduire à la question des techniques, encore moins à celle des objets techniques, puisqu'elle est d'abord une question de connaissances au sens de « know-how » dans une articulation non triviale avec la « science ». Or, « faire cette histoire », comme le souligne L. Hilaire-Perez et C. Verna, c'est alors penser aussi dans « a constant dialectic between diffusion and localism ».[3]

Le présent travail sur l'épreuve des ancres s'inscrit dans cette nouvelle approche. Ce qui est en jeu, c'est la création et la diffusion de connaissances technologiques et scientifiques au tournant des 17ème et 18ème siècles (à partir du port-arsenal de Brest) relatives à une ou plusieurs méthodes qui permettront de prévoir la résistance des ancres à la mer. Ensuite, la question des épreuves sera investie par la sphère savante, en l'occurrence au travers d'un concours de l'Académie Royale des Sciences de Paris en 1737 portant sur la figure, la fabrique et l'épreuve des ancres. Cette intervention va s'avérer être un échec (et surtout sans effet dans les ports), au sens où les savants vont plus s'intéresser par exemple à la forme idéale des ancres qu'à répondre à un problème pratique, lié à une fin spécifique, et, en ce sens, ils sont dans une démarche autre sinon opposée à celles des praticiens des ports-arsenaux. Ce sont ces derniers qui vont faire école – et autorité – comme le souligne Duhamel du Monceau[4]. Enfin, la question de l'épreuve des ancres commence comme une histoire locale, celle d'un employé subalterne, donc « invisible », du port de Brest, Charles-Louis Deslongchamps (1669-1720) dont les travaux – réappropriés et amendés – vont finir par s'imposer à l'ensemble du royaume jusqu'au début du XIXe siècle. C'est une histoire lente, discontinue, faite de remises en causes et de silences, mais aussi de réseaux et de « passeurs » comme Duhamel. C'est aussi l'histoire d'une dynastie d'une famille « d'en bas » au 18ème siècle dont les membres se consacreront à l'étude de cet objet si important pour le navire de guerre qu'est l'ancre de marine.

Du point de vue des sources, la redécouverte dans les magasins de la bibliothèque municipale de Brest en 2008 d'un manuscrit de Louis-Jean Deslongchamps (1721-1771), petit-fils du précédent, consacré à la construction navale en général, a joué un rôle décisif.[5] Ce document exceptionnel présente en effet planches et mémoires sur les protocoles d'épreuves à Brest, mais aussi des éléments biographiques qui renvoient à d'autres documents similaires du Service Historique de la Défense et des Archives Nationales, et enfin aux mémoires originels qui codifient les protocoles d'épreuves de la main de Charles-Louis Deslongchamps. 

En conclusion, nous chercherons à montrer en quoi, dans une approche systémique, une histoire par l'étude de la culture matérielle des ports nous paraît une voie à explorer pour une autre « histoire des sciences et des techniques » où se mêle les histoires d'en bas et d'en haut.


[1] Edwin T. Layton Jr., « Technology as Knowledge », Technology and Culture 15 (1974): 31-41.

[2] Ibid ; David F. Channell, « Engineering science as theory and practice », Technology and Culture, 29 (1988): 98-103; Rachel Laudan, “Natural alliance or forced marriage? Changing relations between the histories of science and technology”, Technology and Culture (36): S17-S30; Joel Mokyr, The Gifts of Athena: Historical origins of the knowledge economy (Princeton and Oxford, 2002); Joel Mokyr, “The Intellectual Origins of Modern Economic Growth”, The Journal of Economic History 65 (2005): 285-351; Liliane Hilaire-Pérez, “Technology as a Public Culture in the Eighteenth Century: The Artisans'Legacy”, History of Science 45 (2007): 135-53.

[3] Ibid, p. 557.

[4] René Antoine Ferchault de Réaumur, Fabrique des ancres, lue à l'académie en juillet 1723. Par M. de Réaumur, Avec des notes & des additions de M. Duhamel (Paris, 1764)

[5] Recueil de machines, d'outils et d'ustensiles, en usage pour la construction et carène des vaisseaux, et de tout ce qui a rapport à leurs armements, par Deslongchamps l'aîné, Bibliothèque Municipale de Brest, Ms 54.



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